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De nouveau, la situation s’était figée.
À l’abri dans sa citadelle, Khamoudi narguait Ahotep. Quant au pharaon Amosé, il était dans l’incapacité de poursuivre l’offensive. Dans les mois, voire dans les années qui suivraient, il devrait se contenter de consolider le nouveau front et de barrer la route aux renforts espérés par Khamoudi.
La reine méditait en compagnie de Vent du Nord. Éclatant en mille couleurs, le couchant était somptueux. Fatigué après une longue journée de travail où il avait porté armes et provisions, l’âne appréciait ce moment de calme.
Et c’est auprès de ce fidèle serviteur, dont Ahotep n’avait à redouter aucune trahison, que l’évidence s’imposa.
Alors que le camp égyptien s’endormait, elle convoqua l’amiral Lunaire, le gouverneur Emheb et le chancelier Néshi.
— La citadelle d’Avaris est imprenable à cause de la magie d’Apophis, déclara la reine. Tant qu’elle ne sera pas annihilée, nos efforts seront inutiles. Il m’appartient de la briser en honorant les ancêtres. Sans eux, Amosé ne remportera pas la guerre des couronnes, et jamais il n’unira la rouge à la blanche. C’est pourquoi je dois partir.
L’amiral était éberlué.
— Partir… Je ne comprends pas, Majesté !
— Je me rends à l’île de la flamme où j’implorerai les ancêtres de venir en aide au pharaon. Pendant mon voyage, poursuivez le siège d’Avaris.
— Combien vous faut-il de soldats ? questionna Néshi.
— Deux rameurs.
— Il y a trop de risques ! s’insurgea Emheb.
Ahotep se contenta de sourire.
— Devons-nous informer le roi ? s’inquiéta le chancelier Néshi.
— Bien entendu. Si je ne suis pas de retour dans vingt-huit jours, demandez-lui de se replier et regagnez Thèbes. Amon sera notre ultime rempart.
En suivant des bras d’eau, la barque d’Ahotep traversait de vastes étendues peuplées de chèvres et de moutons à laine. Des genettes détalaient à l’approche de l’embarcation qu’observaient des taureaux sauvages, à demi cachés dans de hautes herbes. La vigilance devait être permanente, afin de déceler à temps la présence d’hippopotames qu’il ne fallait pas importuner ou de crocodiles que l’on éloignait en tapant dans l’eau à grands coups de rames.
La barque vogua sur un lac peu profond, regorgeant de poissons comme les latès, les muges ou les silures. Grâce aux onguents, le trio formé de la reine et de deux rameurs échappait aux piqûres des innombrables moustiques.
Peu à peu, les fourrés de papyrus s’épaissirent jusqu’à devenir impénétrables.
— On ne peut pas continuer avec cette barque-là, constata l’un des rameurs. Fabriquons un radeau.
Les deux hommes étalèrent des bottes de papyrus sur une armature de branchages entrecroisés et lièrent l’ensemble avec des cordes.
— Attendez-moi ici, dit la reine, qui s’enfonça seule dans une forêt obscure et hostile.
Pour faire avancer le radeau, elle prenait appui sur un long bâton qu’elle plantait dans la vase.
Des centaines d’oiseaux et de petits carnassiers vivaient sur ce territoire perpétuellement inondé où la végétation dépassait six mètres de haut. Ibis, huppes, vanneaux et bécasses s’y reproduisaient malgré les agressions des genettes et des chats sauvages.
Soudain, elle aperçut le piège : un filet tendu entre deux piquets. Le radeau s’immobilisa.
On l’observait.
— Montrez-vous, exigea Ahotep.
Ils étaient quatre. Quatre pêcheurs nus et barbus.
— Ça alors, s’exclama le plus âgé, une femme ! Une femme, ici !
— Ce doit être une déesse, estima un rouquin. À moins que… Vous ne seriez pas cette Reine Liberté que tous les Hyksos veulent supprimer ?
— Seriez-vous leurs alliés ? demanda la souveraine.
— Pour ça non, c’est à cause d’eux qu’on crève de faim !
— Alors, conduisez-moi jusqu’à Bouto.
Le pêcheur se renfrogna.
— C’est un territoire sacré où nul ne peut pénétrer. Il y a des monstres qui dévorent les curieux.
— Emmenez-moi à proximité, et je m’y aventurerai seule.
— À votre guise, mais c’est très dangereux. Le coin est infesté de reptiles.
— Ma baguette en cornaline les tiendra à distance.
Subjugués par la prestance de la reine, les quatre hommes la firent monter sur une barque en papyrus et progressèrent avec habileté dans un dédale où seul un familier des lieux pouvait se repérer. Lors de leur halte sur une butte, ils mangèrent du poisson grillé et des tiges de souchets à la saveur amère.
— Les Hyksos ont tenté d’explorer ces marais, révéla le rouquin, mais aucun n’en est sorti vivant. On va dormir et, demain, on vous mettra sur le chemin de Bouto.
Au réveil, l’un des pêcheurs s’était volatilisé.
— C’est Gueulard, un type bizarre, à moitié dérangé, commenta le rouquin. Il nous a déjà volé des poissons. Bon débarras.
Après plusieurs heures d’un périple éprouvant, les fourrés s’éclaircirent. La forêt disparut, laissant place à un lac que traversait une étroite bande de terre.
— Vous n’avez qu’à la suivre et vous atteindrez l’île de Bouto. Nous, on vous attendra quelque temps ici. Mais sachez que vous n’en reviendrez pas.
Armée de sa seule baguette en cornaline, Ahotep s’élança vers le lieu où reposaient les esprits des rois de la première dynastie et ceux de leurs ancêtres divins, les Âmes de Pé et de Nekhen, les deux cités mythiques édifiées en leur honneur sur l’île du premier matin du monde.
La reine marchait d’un pas léger. Il n’y avait plus de chants d’oiseaux, l’eau était d’une pureté incroyable.
Soudain, elle la vit.
Une île plantée de grands palmiers qui abritait deux sanctuaires, l’un gardé par des statues représentant des hommes à tête de faucon, l’autre à tête de chacal.
À l’instant où Ahotep abordait ce lieu sacré, une flamme jaillit en son centre. La reine s’immobilisa, la flamme se métamorphosa en un cobra couronné d’un disque d’or.
Ahotep était en présence de l’œil de Râ, la lumière divine.
Ici s’accomplissait le mariage impossible de l’eau et du feu, de la terre et du ciel, du temps et de l’éternité.
— Je suis venue chercher l’aide des Âmes, déclara la reine. Vous qui avez réuni ce qui était dispersé, vous qui avez accompli le Grand Œuvre, permettez au pharaon Amosé de porter la double couronne sur laquelle se posera l’œil de Râ afin d’illuminer son chemin.
Débuta un long silence.
Lorsqu’il fut aussi profond que le Noun, l’océan d’énergie primordiale, la voix des ancêtres s’éleva dans le cœur d’Ahotep.
Au sommet de la baguette en cornaline se dressait à présent un petit serpent en or coiffé de la double couronne.
La reine aurait aimé séjourner sur l’île et goûter plus longuement la paix qui y régnait. Mais de rudes combats l’attendaient encore.
Elle parcourut en sens inverse la langue de terre.
À l’orée de la forêt de papyrus, des cris et des bruits de lutte.
Le sang des trois pêcheurs rougissait l’eau.
Apparut Gueulard, à la tête d’une patrouille de Hyksos aux cuirasses et aux casques noirs qu’il avait guidés dans le labyrinthe végétal.
Ahotep n’avait aucune possibilité de s’enfuir.